En proie à des divisions sur des questions majeures de l’Islam, la communauté musulmane du Sénégal est à la recherche d’un cadre fédérateur. Mais vu la multiplicité des acteurs, le peu d’interactions et la divergence sur le rôle du cadre, la mission semble plus que jamais difficile.
Le lundi 11 mai 2020, le Chef de l’Etat lève une partie des restrictions dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Parmi les nouvelles décisions, l’ouverture des lieux de culte, fermés depuis le 14 mars pour éviter la propagation du virus. Au sein de la communauté musulmane, les divergences apparaissent au grand jour.

La famille omarienne et Tivaouane maintiennent les mosquées sous leur responsabilité fermées. Pendant ce temps, les lieux de culte sont rouverts à Médina Baye, Léona Niassène, Touba, etc. Du côté des associations islamiques, la réalité est la même. L’association des Imams et Oulémas du Sénégal a suivi la voie indiquée par l’Etat, alors que la ligue des imams du Sénégal avait demandé de maintenir la suspension des prières du vendredi. Au même moment, les « ibadous » d’Al Falah étaient un peu dubitatifs sur la conduite à tenir.

Ainsi, les mesures contre le nouveau coronavirus sont venues mettre au grand jour les contradictions entre les tenants du pouvoir religieux. Même division lorsqu’il s’agit du croissant lunaire permettant de fixer les fêtes musulmanes.
Au vu de la situation, des voix s’élèvent de plus en plus pour appeler à l’unité. Plus précisément à un consensus sur des questions majeures de la religion. Et pour beaucoup, cet objectif passe par la création d’un cadre fédérateur, une sorte de Conseil Supérieur Islamique.
LES MULTIPLES OBSTACLES
Pourtant, l’idée n’est pas nouvelle. C’est même une vieille volonté des guides religieux qui refait surface. Dans les années 1960, Cheikh Ibrahima Niass, Cheikh Abdou Aziz Sy Dabakh, Thierno Seydou Nourou Tall et Serigne Cheikh Gaïndé Fatma Mbacké avaient mis en place un conseil supérieur des guides religieux. Mais le régime de Senghor qui y voyait une menace s’est employé à diviser les acteurs concernés.

«A l’époque, ça n’arrangeait pas le pouvoir. Il a cherché des prétextes et a influencé des chefs religieux pour dire qu’il n’y a pas de consensus entre eux », rappelle Dr Khadim Sylla.


60 ans après, leurs héritiers, à côté de nouvelles figures, veulent réussir le pari. Pour le moment, il semble y avoir unanimité sur l’utilité et la volonté d’aller vers un cadre fédérateur, comme c’est le cas dans des pays tels que le Mali ou la Côte d’Ivoire.

« Je pense que c’est utile, sans être nécessaire. Les choses pourraient mieux marcher », croit savoir le Pr. Abdou Aziz Kébé. Pour Dr Abdoulaye Lam, responsable de la ‘’Jamiatou Ibadou Rahmane’’, c’est « plus que utile ». « Les gens ne se font pas confiance s’ils sont éloignés les uns des autres. La distance instaure la méfiance. Par contre, les relations renforcent donc la confiance et permet d’aboutir à l’unité. Le Conseil nous permettrait donc de nous rapprocher », déclare-t-il avec beaucoup d’enthousiasme. Oustaz Makhtar Kébé, président du Rassemblement islamique du Sénégal pense, quant à lui, que c’est même une nécessité.
Cependant, force est de noter qu’il y a pas mal d’obstacles sur le chemin. D’abord du fait de la diversité des acteurs, ensuite du pouvoir qui sera conféré à cette entité, sans oublier le rôle de l’Etat.
S’agissant des composantes, on note aujourd’hui une multitude d’acteurs du pouvoir religieux. Outre les foyers traditionnels qui eux-mêmes connaissent une certaine diversité, il y a des branches confrériques indépendantes. A cela s’ajoutent des organisations non confrériques. Cette diversité constitue une contrainte aux yeux de Dr Khadim Sylla. « Rien que les foyers religieux, il est aujourd’hui difficile de les réunir sous une même autorité », souligne-t-il.
LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATIVITÉ
La raison, selon lui, est que les relations étaient plus étroites du temps des fondateurs. Aujourd’hui, il n’y a certes pas de brouilles entre les confréries, mais les rapports sont moins huilés que jadis.
« Auparavant, il y avait des visites entre les chefs religieux. Serigne Abdou Aziz Sy Dabakh pouvait prendre Serigne Abass Sall pour rendre visite à Baye Niass. Ce dernier pouvait, à son tour allé visiter Serigne Fallou à Touba. Il y avait plus d’initiatives sur des questions religieuses et sociales ».
Aujourd’hui en revanche, les liens sont moins fermes. En dehors des évènements, il n’existe pratiquement pas de plage de convergence. Il y a moins d’interaction entre les khalifes généraux. Les réunir sera donc plus difficile. » Il s’y ajoute, renchérit Dr Khadim Sylla, que les khalifes généraux sont âgés, le déplacement n’est pas facile ». « Or, fait-il remarquer, il faut que quelqu’un qui jouit d’une bonne légitimité puisse prendre l’initiative afin de gagner l’adhésion des autres khalifes ».

Autre aspect, la montée de nouvelles figures. Cheikh Tidiane Sy Al Amine fait remarquer que la situation a évolué. Car, à côté des foyers traditionnels, il y a maintenant de nouveaux courants. A titre illustratif, sur le croissant lunaire, en plus de la commission nationale dirigée par Mourchid Iyane Thiam, il y a une coordination mise en place par les ‘’Ibadous’’. « Si les tarikhas se réunissent, que feront alors les organisations dites réformistes ».
Pour lui, il se pose ici un problème entre une légitimité historique et une nouvelle légitimité, avec une différence de poids entre organisation. « S’il faut les réunir, il faudra résoudre le problème de la représentativité», prévient-il.
Autre légitimité à régler est celle des représentants des confréries. Pour Cheikh Tidiane Sy Al Amine, président du Cadre islamique du Sénégal, c’est un impératif que ceux qui siègent au nom des confréries soient désignés par les leaders. « Il faut que ça soit l’émanation des Khalifes généraux pour que ces derniers se sentent concernés et que leur représentant puissent leur rendre compte des décisions prises », préconise-t-il.
ORGANE DÉCISIONNEL OU CONSULTATIF ?

C’est ce que Oustaz Makhtar Kébé appelle une ‘’Assise sociale’’, c’est-à-dire l’implication des foyers religieux et la carrure des personnalités qui incarnent le conseil. A ce niveau, la commission nationale d’observation du croissant lunaire est un bon exemple pour comprendre l’importance de l’adhésion des khalifes généraux.
Autre défi à relever pour la création d’un (autre) Conseil supérieur islamique, le statut de ce futur cadre. En effet, entre religieux, on ne semble pas parler le même langage sur ce que seront les prérogatives du conseil. Cheikh Tidiane Sy Al Amine et Abdou Aziz Kébé pensent que ça ne pourra être qu’un organe délibératif. « Si par conseil supérieur islamique on entend une organisation faitière qui coiffe les confréries, ce sera très difficile. A mon avis, ce n’est pas possible d’avoir un organe décisionnel, mais plutôt consultatif, une sorte de répondant dans l’opérationnalisation des décisions des guides religieux ».

Kébé et Sy pense que ça peut être aussi un organe de réflexion qui facilite la décision. Par contre Dr Abdoulaye Lam de la ‘’Jamiatou Ibadou Rahmane’’ lui veut un conseil qui a les pleins pouvoirs. « Il faut que ça soit un organe décisionnel, ses décisions doivent être contraignantes, personne ne doit contester », préconise-t-il. Toutefois, il précise qu’il faut un processus. C’est-à-dire mettre d’abord l’organe en place avant fin 2020 avec des textes qui régissent son fonctionnement. Ensuite se fixer un objectif sur le court et le moyen terme.
QUI DOIT PRENDRE L’INITIATIVE ?
Oustaz Makhtar Kébé lui propose une voie intermédiaire. D’après cet islamologue, sur les questions dogmatiques ou jurisprudentielles, c’est-à-dire les fatwas, l’organe peut rendre des décisions. « Sur des questions sociales par contre, je pense qu’il ne peut rendre que des avis, la décision appartenant à l’Etat », ajoute-t-il.

Ahmed Saloum Dieng lui reste convaincu que si toutes les confréries et entités religieuses se sentent concernées, les décisions vont s’imposer à tous. « A partir de ce moment, s’il y a un groupe qui agit autrement, ce sera de la dissidence. On en voit partout, même en Arabie Saoudite», tempère-t-il.
Quid de l’Etat ? Les interlocuteurs pensent qu’il peut être un partenaire ou un adversaire. Tout dépend de la perception que l’autorité publique aura de cette initiative. Car, comme indiqué plus haut, c’est le pouvoir de Senghor qui a manœuvré dans les années 60 pour faire régner la division. Si donc l’Etat y voit un partenaire, il pourra faciliter sa création. Makhtar Kébé, persuadé que l’Etat n’encouragera jamais une telle initiative, pense que la clé est entre les mains des acteurs. Tout dépend de leur volonté. « On peut même mettre en place le conseil, sans y impliquer l’Etat. Si l’entité a la légitimité qu’il faut, l’Etat sera obligé de cohabiter avec », tranche-t-il.

Une opinion qui diffère avec celle de Mouhamadou Khoureychi Niass. Ce dernier pense que les chefs religieux, laissés à eux-mêmes, n’y arriveront jamais. « J’avais proposé, il y a 4 ans, un séminaire à Mbour pour parler de la création de cet organe, sa mission et une feuille de route. Depuis lors, je n’ai pas eu de réaction. A mon avis, il n’y a que le ministre de l’Intérieur qui peut prendre l’initiative ». Cheikh Mouhamadou Khoureychi Niass se veut optimiste quant au rôle de l’Etat. A la différence de Senghor, dit-il, Macky Sall est un musulman. Il ne pense pas donc que son régime ait le même comportement qu’il y a 60 ans.
FACILITER LES CONTACTS AVEC L’ADMINISTRATION
Quoi qu’il en soit, une fois installé, le Conseil devrait permettre à l’autorité d’avoir un interlocuteur unique sur des questions majeures. Il servira donc de tampon entre le spirituel et le temporel. Il pourra ainsi éclairer la prise de décision par des avis motivés. « Sur la question des mosquées par exemple, le ministère de l’intérieur aurait besoin de l’éclairage du Conseil », souligne Cheikh Tidiane Sy Al Amine. D’où la proposition de Dr Lam de définir les prérogatives du cadre dès le début pour éviter certains obstacles.

Sur le plan administratif également, le Conseil pourra aussi faciliter les contacts avec l’Etat. Ahmed Saloum Dieng rappelle que le Sénégal n’a pas de ministère chargé du Culte. Depuis l’indépendance, la religion est du domaine du ministère de l’Intérieur, sans qu’il y ait une réelle prise en charge. « Au ministère, il n’y a même pas de direction des Affaires religieuses. Ce qui fait que les religieux ont du mal à trouver un interlocuteur en cas de besoin», regrette-t-il.
Utile pour les uns, nécessaire pour les autres, la naissance de ce Conseil, censé résoudre pas mal de problèmes, est attendue avec impatience par les religieux. Cependant, même si ils sont nombreux à penser qu’il suffit de la volonté pour y arriver, force est de reconnaître que les obstacles qui dressent sur son chemin sont gigantesques.
Ecrit Par: Babacar WILLANE